

La Banque Centrale Européenne (BCE) a annoncé en juillet 2025 sa volonté d’inclure un facteur climatique dans son cadre de collatéraux, dès la seconde moitié de 2026. Nous avons eu le plaisir d’aborder ce sujet avec Charlotte Gardes-Landolfini, économiste au Fonds Monétaire International (FMI) au sein de la division des prêts monétaires. Charlotte est experte en politiques de réglementation financière liée au climat, en particulier sur les sujets d'intégration des risques liés au climat dans la réglementation du secteur financier et de planification de la transition à l’échelle des banques centrales. Nos échanges ont éclairé plusieurs points relatifs à ce sujet, en particulier sur les aspects méthodologiques, de défis ou d’impacts.
Les collatéraux, qui jouent un rôle clé dans la politique monétaire de la BCE, sont les garanties acceptées en échange des liquidités accordées aux banques lors des opérations de refinancement de la BCE (MRO & LTO). Le cadre d'éligibilité et la méthodologie de valorisation de ces collatéraux a donc une influence directe sur l’accès à la monnaie des banques.
Jusqu’à présent, les critères d'éligibilité et de valorisation reposaient sur des facteurs essentiellement financiers (type de titre, maturité résiduelle, qualité de crédit, structure de rémunération de l’actif, libellé en euro, etc.), ce qui a récemment fait l’objet de plusieurs critiques. D’une part, les ONG Reclaim Finance ou Urgewald ont dénoncé son décalage avec les objectifs climatiques affichés par la BCE. D’après ces organisations, une telle approche faciliterait l’accès à la dette pour les entreprises actives dans le secteur des énergies fossiles, alors même que l’accès à d’autres véhicules financiers (prêt bancaire, émissions d’actions) leur est plus difficile en raison d’un encadrement prudentiel strict. D’autre part, le test de résilience du bilan de l’Eurosystème aux risques climatiques mené en 2022 a mis en valeur la contribution significative des obligations d’entreprises à l’exposition aux risques climatiques de l’Eurosystème, appuyant la nécessité d’encadrer plus formellement les échanges de ces titres.
L’annonce de la BCE officialise donc une réponse face à ce double enjeu. Cette évolution marque une étape supplémentaire dans l’application de la feuille de route de la BCE pour l’amélioration de la prise en compte du climat et de la nature au sein de l’Eurosystème. Elle s’ancre dans une démarche plus large d’intégration des considérations climatiques dans les instruments de politique monétaire de la BCE, succédant à la prise en compte du climat dans les opérations d’achat d’obligations d’entreprises (CSPP) mise en place en 2022 et renforcée en 2023.
La BCE décrit sa démarche plus en détails dans une FAQ sur le facteur climatique. Elle consiste à intégrer un facteur climatique dans le cadre de valorisation des obligations émises par des entreprises non-financières lorsqu’elles sont utilisées comme garantie, afin de limiter les risques financiers au bilan de la Banque Centrale. Ce facteur climatique devrait prendre la forme d’une décote (haircut) calculée sur la base de 3 éléments:
Il évalue l’exposition du secteur aux risques physiques et de transition, et sera par conséquent uniforme sur tous les actifs d’un même secteur. Selon la FAQ, cet élément devrait refléter les déficits projetés pour un secteur donné dans le scénario défavorable du stress tests climatique de l’Eurosystème. Plusieurs approches pourraient être utilisées pour élaborer cette composante sectorielle : par exemple, elle pourrait prendre la forme d’une analyse par scénario ou utiliser une méthodologie comme celle des Climate Policy Relevant Sectors.
La composante liée à l’émetteur de l’obligation reflète l’exposition de ce dernier au risque de transition. D’après la FAQ, cet élément devrait reprendre la méthodologie développée pour les opérations d’achat d’obligations d’entreprises. Cette dernière prend en considération les émissions de gaz à effet de serre de l’entité, la mise en place et le suivi d’objectif de réduction de ces émissions, et la qualité du reporting. Il est également possible que l’alignement avec une trajectoire à 1,5°C, les mesures d’adaptation et les plans de transition des entités soient pris en compte dans cette partie. Les modalités finales devraient être fixées et annoncées par la BCE.
Cet élément reflète les évolutions de la valeur du titre en réaction à un événement climatique imprévu (comme une taxe carbone, une nouvelle réglementation ou un événement climatique extrême). Il devrait notamment prendre en compte la maturité résiduelle du titre, les obligations à court terme étant généralement moins exposées à des risques climatiques futurs que les obligations à long terme. Cette composante pourrait reprendre les travaux du Financial Stability Board sur les méthodologies de réévaluation des actifs et de pertes de valeurs abruptes, même si la visibilité est faible sur les méthodologies finales à ce stade.
Un score d’incertitude sera calculé à partir de ces trois éléments, de façon à ajuster la valeur de la décote appliquée aux collatéraux.
L’intégration des risques climatiques dans le calcul des décotes appliquées aux garanties pourraient déclencher les effets directs et indirects suivants :
Le premier effet devrait être l’augmentation du coût de la dette des entreprises fortement exposées aux risques climatiques. En effet, la mesure pourrait impliquer quasi directement une augmentation du spread obligataire des titres émis par certaines entreprises. Cet effet devrait être particulièrement significatif pour les entreprises dans les secteurs des énergies fossiles.
Un second effet pourrait être l’augmentation de l’aversion au risque climatique des acteurs financiers. Il est possible que l’introduction d’un facteur climatique dans le cadre du collatéral incite les acteurs financiers à privilégier des titres de dette moins exposés au risque climatique. La mesure pourrait aussi avoir un effet positif sur la sécurité énergétique et la décarbonation du mix énergétique européen, en poussant les investisseurs à financer le secteur des énergies bas-carbone.
Selon la méthode retenue pour calculer ce facteur climatique, la BCE pourrait renforcer l’incitation à la décarbonation des entreprises. En particulier, si la méthodologie donne une place significative aux cibles et à la qualité des plans de transition des entreprises, ces dernières pourraient être davantage enclines à renforcer leurs démarches de transition pour limiter la décote appliquée à leurs titres.
Ce choix ferait également écho à l’importance croissante accordée aux plans de transition dans les réglementations européennes, illustrée récemment par la création d’une nouvelle catégorie de produits financiers « en transition » dans le cadre de la SFDR. Néanmoins, cet effet pourrait être atténué par le soutien d’investisseurs internationaux accordant moins d’importance aux considérations climatiques, ou par une opposition des entreprises impactées par cette mesure.
En plus de ces effets directs, le facteur climatique pourrait avoir des effets indirects déterminants. Par cette mesure, la BCE envoie un signal fort concernant l’importance et le sérieux avec lesquels les risques climatiques et leur impact sur la politique et les réserves monétaires doivent être pris en considération. D'autres banques centrales dans le monde suivent de près les travaux, comme la Banque Centrale de Chine, celle des Etats d’Afrique Centrale ou encore la Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest. Ces banques centrales sont susceptibles de travailler à leur tour au développement d’une approche comparable pour leurs juridictions.
En parallèle, au niveau européen, cette mesure pourrait attirer l’attention sur les risques physiques auxquels sont exposés les territoires des Etats Membres. Ces risques sont parfois sous-estimés dans l’Union Européenne, malgré leur matérialité croissante.
La BCE fait face à différents défis pour mettre en place cette évolution du cadre des collatéraux.
La complexité de l’exercice repose notamment sur les nombreux choix méthodologiques nécessaires à chaque niveau d’analyse du risque (secteur, émetteur, titre). Il existe à ce jour un grand nombre de concepts, indicateurs et méthodologies permettant d’évaluer les enjeux climatiques des titres financiers : émissions de gaz à effet de serre, intensité carbone, plans de transition, émissions évités, exposition des actifs physiques au risque physique, exposition au risque de transition, modélisation des pertes financières potentielles liées au climat, nombreux scénarios (exploratoires ou normatifs, plus ou moins pessimistes ou ambitieux), différentes temporalités (court terme, moyen terme, long terme), etc.
Ainsi, élaborer la méthodologie de décote nécessite de réaliser des arbitrages techniques et conceptuels cruciaux. A cela s’ajoute une contrainte de standardisation et d’industrialisation de la méthode, indispensable pour couvrir les spécificités du large volume d’actifs, d’entreprises et de secteurs concernés.
Valoriser les risques climatiques pour établir des décotes pertinentes constitue également un défi méthodologique significatif : compte tenu des implications financières systémiques considérables de cette mesure, il est impossible d’y introduire des éléments d’incertitude.
Le modèle développé devra notamment isoler l’effet climatique de l’effet crédit afin d’éviter le risque de double comptage, le système de décote actuel prenant déjà en compte le risque de crédit. Une mauvaise distinction entre ces deux facteurs pourrait biaiser le calcul des décotes, une difficulté exacerbée par la disponibilité limitée des données évoquée précédemment.
Enfin, puisque l’objectif du facteur climatique de la BCE est d’appliquer une décote spécifique à chaque obligation considérée, il est indispensable de disposer de données climatiques complètes, granulaires et de qualité, notamment sur les émissions de GES ou sur les trajectoires d’alignement des émetteurs. La faible disponibilité de certaines données ESG et leur manque de standardisation représente donc un défi majeur à relever, de façon à ne pas pénaliser certains secteurs ou certaines tailles d’entités.
Par ailleurs, l'accès à des données granulaires sera également indispensable aux acteurs financiers pour leur permettre d’anticiper l’impact de cette mesure et d’adapter leurs portefeuilles en conséquence.
L'intégration d'un facteur climatique dans le cadre des collatéraux de la BCE marque une étape décisive dans l'alignement de la politique monétaire européenne avec les enjeux climatiques. Face à la décélération de la Commission et du Parlement européen sur les sujets de finance durable, la BCE maintient son indépendance et sa direction. Elle envoie un signal fort aux marchés financiers en augmentant le coût de la dette pour les entreprises fortement exposées aux risques climatiques.
Cette initiative confirme la matérialité croissante du risque climatique dans les bilans bancaires. Elle met en lumière l'importance critique d'une gestion rigoureuse des données ESG, comme une condition nécessaire pour absorber ces nouvelles contraintes de marché.